Chroniques du Désert – feuilleton pour confiné-e-s #2 : Caen. D'une reconstruction à l'autre

photo : Christophe Halais (DR)

Tous les mardis et vendredis nous vous proposerons en téléchargement libre un chapitre du Désert urbain.

Voici le chapitre 2 de l’ouvrage Chroniques du Désert, Le désert urbain, publié en septembre 2019. Dans ce texte, intitulé « D’une reconstruction à l’autre », Simon Le Roulley revient sur l’utilisation de la mémoire de la seconde guerre mon diale pour justifier des politiques de renouvellement urbain. Il montre également comment il s’agit, pour la municipalité, de « reconquérir » un territoire. Registre de discours guerrier dans l’ère du temps…

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Les paysages s’inscrivent dans la mémoire comme des images qui, bien qu’elles aient des contours flous, demeurent figées. On se représente ainsi telle bâtisse, tel quartier, telle rue. On se souvient, ou, plutôt, on imagine, à partir de cette image, ce à quoi ressemblerait cette ville aujourd’hui. Car l’espace urbain est loin, en réalité, d’être si figé. Cette image mémorielle ne peut en effet rien avoir de réel. Car elle n’est qu’un point de vue situé, à une époque donnée, d’une singularité faisant face à la ville. Ainsi, si je pense au quartier de Vaucelles, à quelques encablures de la gare de Caen, je m’imagine les briques qui jouxtent le gris crépis, une rue raide comme une échelle bifurquant à gauche de l’église Saint-Michel maintenant dans mon dos. Se poursuivant le long du chemin de fer à droite, la maison des communistes qui fait face au bar El Camino où on y trouve une population d’artistes, de jeunes couples et où les soirées punk ponctuaient, il y a quelques années, la programmation.  Ma Grand-Mère, elle qui y a vécu quelques temps pendant la guerre, se souvient de la rue du Milieu, où vivait un oncle collabo. Elle se souvient d’un quartier de cheminots qu’elle me disait durs mais droits, de communistes à la fibre, presque « naturelle », de la résistance. Pourtant, de cheminots il n’y en a plus que dans les trains qui passent en bas. C’est que, comme le disait Baudelaire dans « Le Cygne », « la forme d’une ville, change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Ces images figées dans ma mémoire, qui dissonent déjà à celles de ma grand-mère, on imaginera aisément qu’elles soient incomparables à celles des générations suivantes.

La Métropole, monstre chronophage, dévore la mémoire, la digère, jusqu’à n’en laisser traces que dans ses propres latrines qu’elle nomme musées. Et l’histoire, on le sait aussi, se donne à voir comme autant d’images qui jouent sur notre perception du monde ; et ce dès l’enfance si bien que, d’où que l’on vienne, les vainqueurs réduisent notre perception du monde à une perception de leur monde. Il est donc un enjeu crucial pour les luttes pour l’émancipation de défaire ces images qui médiatisent notre rapport à la vie urbaine. Hier, films de propagande du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) propageaient l’idée d’une vie urbaine renouvelée, aujourd’hui images de synthèse des cabinets d’urbanistes nous font rêver une métropole harmonieuse où la vie serait bonne. Il n’est pas de raison de croire que la débâcle des œuvres de la Reconstruction ne se reproduira pas. La mimétique est parfaite : la production de l’espace reste guidée par l’économie et le maintien de l’ordre, opte pour la même stratégie de déplacement des classes populaires et passe par la semblable tactique de désymbolisation des espaces ouvriers.

En effet, à Caen, se dessine depuis une dizaine d’années un réaménagement, à l’Est/Sud-Est de la ville, d’une ancienne zone industrielle qui, longeant le fleuve et le canal, accompagne la terre jusqu’à la mer, aux abords de Ouistreham d’où partent des Ferrys pour Portsmouth. Ce projet vise donc un élargissement des frontières symboliques de la ville de Caen par le dessin d’une métropole qui s’étendrait ainsi jusqu’aux plages. Les urbanistes et politiciens ne mâchent pas leurs mots à propos de ce projet. Il s’agirait, à entendre le maire Joël Bruneau lors de la réunion publique du 7 novembre 2017, d’une « deuxième reconstruction aux causes moins malheureuses que la première ». Outre la manipulation de symboles visant à faire passer pour aussi urgente que la première cette « seconde reconstruction », il s’agit là en fait d’une réalité objective tant une analyse un tant soit peu prospective nous conduit à anticiper pour le « Projet Presqu’ile » des conséquences observées suite à la Reconstruction d’après-guerre.

D’une cité marchande au bassin ouvrier

Il est de coutume de dire qu’il ne pleut pas « beaucoup » à Caen, mais qu’il y pleut souvent dans la même journée. Tant et si bien que, sous un crachin persistant, luit une pierre à la blancheur douce qui reflète le soleil dans les rues du centre-ville. Du château de Guillaume, face à l’Eglise Saint-Pierre, se révèle une centralité qui apparaît naturelle pour les habitants. Pourtant, le vieux-centre n’est pas tout à fait là. Le château ducal, avant-guerre, était encore longé de petits immeubles qui le cachaient. C’est davantage dans les ruelles aux pierres noircies par l’humidité et la pollution que l’on trouvera la trace réelle d’une centralité urbaine, comme un croissant allant de l’Eglise Saint-Etienne à l’Eglise Saint-Pierre, puis, en face, l’érection de l’Ile Saint-Jean cernée par le grand et le petit Odon qui circulaient encore à ciel ouvert. Le port quant à lui, arrivait jusqu’à l’actuelle « place de la malbouffe », non loin de la rue Hamon et du boulevard du Maréchal Leclerc[1]. Mais bien que Caen fût une ville portuaire, elle n’eut pas d’activité à la hauteur d’une ville comme le Havre ou Nantes, l’Orne, son fleuve capricieux ayant tendance à réduire ou déborder. C’est au XIXe siècle, après une multitude de projets, qu’un canal se construit le long de l’Orne et que le havre de l’Odon se transforme en bassin. Une activité de plaisance et de commerce se développe alors, principalement dans le bois, le coton, le vin et le pétrole en import, la pierre de Caen, l’huile de colza, les céréales en export. Caen, ville portuaire au Moyen-Âge fut davantage une ville de commerce, de marchés et de foires qu’une ville manufacturière ou industrielle. Le chemin de fer et l’établissement de cheminots à Mondeville puis à Vaucelles – suite à la décision de placer la gare à proximité des abattoirs et des carrières en 1857 –  va constituer les prémisses d’une classe ouvrière encore trop faible pour s’affirmer. C’est entre 1860 et 1914 que l’activité et la population changent. Terre de Girondins pendant la période Révolutionnaire, Caen semble hostile à l’industrialisation qui peine à prendre. L’élargissement de la circulation maritime augmentera l’export, et donc l’extraction de minerai dans un espace qui manque de main d’œuvre. C’est au début du XXe siècle que débute une nouvelle séquence avec l’ouverture aux portes de Caen, à Mondeville et Colombelles, d’une usine sidérurgique qui fait de Caen le septième port de France en 1913. Le développement urbain autour du bassin conduit à un agrandissement du port sur la rive droite puis à la création d’un nouveau bassin où se déploiera la charbonnerie. Progressivement le zonage s’opère et le bassin Saint-Pierre, au centre, devient lieu de marché alimentaire et textile, quand aux portes de la ville l’activité ouvrière se déploie[2].

Selon Armand Frémont[3], ce n’est qu’à partir de 1914 que l’on peut dater l’émergence d’une classe ouvrière à Caen. Cette première vague prolétarienne est d’ailleurs horsaine : du fait d’une période de dénatalité et d’un des taux de mortalité les plus élevés en France, une population issue de Belgique et de Bretagne arrive dans la région puis, faute de main d’œuvre, l’usine sidérurgique fait appel aux ouvriers russes et polonais. La destruction d’une partie des infrastructures industrielles pendant la guerre freinera le déploiement industriel. C’est donc plus tard, à partir de 1954 que l’industrie se relancera et produira une augmentation de la population ouvrière avec l’implantation, jusqu’en 1964 de la SAVIEM, Philips, Blaupunkt, Citroën, Moulinex, etc. Cette deuxième vague puisera une main d’œuvre dans les communes rurales alentours et amènera, avec elle, les jardins et l’économie informelle. En vingt ans, les emplois industriels sont ainsi multipliés par quatre et, avec eux, une population ouvrière écrira l’histoire des luttes, du syndicalisme classique à l’autonomie ouvrière.

La Reconstruction de Caen ou la chasse aux prolétaires

Si la destruction des infrastructures industrielles a touché directement la classe ouvrière, il ne faut pas nier également la deuxième attaque menée cette fois-ci par l’État, la bourgeoisie locale et une classe de l’encadrement capitaliste à l’état larvaire, faite d’ingénieurs, de techniciens et de cadres supérieurs qui s’approprieront un espace redéfini par leurs intérêts durant les Trente glorieuses.

En effet, suite aux bombardements alliés, Caen vit dans l’urgence et le temporaire. Une délégation spéciale chargée par le Gouvernement provisoire sera mise en place, dirigée par Yves Guillou qui sera élu en avril-mai 1945, jusqu’en 1957. Les deux tâches auxquelles il s’attèle sont le déblaiement et le relogement. Les familles dont les maisons et les immeubles n’ont pas été détruits hébergent leurs voisins, des immeubles sont squattés. Fin janvier 1945 des baraquements se montent pour loger les sinistrés et abriter le commerce. En un peu plus d’un an, le déblaiement est achevé à l’aide de 2000 ouvriers et 700 prisonniers allemands[4]. Ces logements de fortune abriteront encore 5000 personnes en 1962. Les baraquements servant le commerce sont placés sur le dessin des futures rues commerçantes quand, de leur côté, ceux servant au logement sont regroupés en cité aux abords de la ville dessinant les premiers traits d’une ségrégation socio-spatiale naissante.

Il faut noter, les caennais le savent, que les appartements du vieux-centre sont en général des surfaces assez grandes d’une pièce dans laquelle une famille pouvait vivre. Caen était réputée pour être une ville qui avait raté le train de la modernité, avec ses rues courbes et sombres, combattues par les urbanistes et hygiénistes depuis le XIXe siècle, rendant certaines habitations humides. Le recouvrement du petit et grand Odon se traduisait par des égouts, parfois à ciel ouvert, où l’eau stagnante favorisait, dans certaines rues, les rats et la maladie. Néanmoins, les témoignages révèlent, sous l’insalubrité, une effervescence dans ce centre-ville où se côtoyait ouvriers, prostituées, artisans, commerçants et bourgeois[5]. Les larges tranchées tracées pour la circulation sur l’actuelle avenue du 6 juin, autrefois inexistante, et l’élargissement des voies de circulation rue Saint-Jean, rue de Geôle et autour du château donnent à voir un nouveau visage d’une ville en mutation. La mise en valeur du Château a alors pour but de rendre la ville attractive au tourisme. La fonctionnalisation de l’urbanisme dominé par la Charte d’Athènes du fasciste Le Corbusier (qui recevra la légion d’honneur du Ministre de la reconstruction et de l’urbanisme, lui qui avait offert ses services à Vichy) est une aubaine pour la bourgeoisie locale. Les indemnités de guerre – ou dommages de guerre – pour les logements perdus sous les bombes ne permettent pas aux gens de basse extraction de se reloger. Le néo-hausmannisme à la caennaise s’articule en effet sur la construction de grands appartements aux surfaces bien supérieures à celle du vieux bâti caennais. Le prolétariat ne reçoit donc pas d’indemnités équivalentes au coût de ces nouveaux logements. Quelques grandes familles, qui sans nul doute n’avaient pas perdu d’argent pendant l’occupation, vont ainsi accumuler ces dommages de guerre en les rachetant aux petits propriétaires. Dans le même temps, les propriétaires des nouveaux appartements augmentent les prix du loyer. Certains logements restent inoccupés, malgré une crise profonde du logement, pendant plusieurs années, condamnant les locataires à s’éloigner dans la périphérie où ils s’installent dans les baraquements. On passe ainsi d’une population composée à 33% d’ouvriers en centre-ville en 1944 à 15% à l’issue de la reconstruction[6]. La durée de la vie dans ces préfabriqués n’est absolument pas due à un problème d’efficacité dans la reconstruction mais à une spéculation immobilière menée par la bourgeoisie locale avec le soutien de la mairie[7].

En effet, il faut aussi noter un investissement inégal dans les travaux entre la rive droite et la rive gauche. La Rive droite, la gare, les carrières, les abattoirs de Vaucelles, étant historiquement un lieu de concentration ouvrière comme je l’expliquais plus haut. La coupure entre rive droite et rive gauche est d’autant plus nette que les populations chassées par la spéculation immobilière se réfugient en haut de la rue de Falaise dans des baraquements. Niant cette ségrégation, il faudra attendre une manifestation en hiver 1954 pour qu’Yves Guillou reconnaisse, face aux habitants de Tonneauville descendus avec l’abbé Fourquemin devant la mairie, l’état déplorable des conditions de vie du prolétariat. En décembre 1954 Tonneauville est cédée à l’Office de l’Habitat à Loyer Modéré de Caen et s’engage de 1955 jusque 1961 la construction du premier grand ensemble qui deviendra le quartier de la Guérinière. Puis, dans le même mouvement, naîtra à ses côtés le quartier de la Grâce-de-Dieu.

Nouvelles Politique Urbaine, désindustrialisation et vitres brisées

Parler de « reconstruction » aujourd’hui n’est donc pas anodin au regard de cette histoire et peut donc, si tant est qu’on considère que les politiciens aient une culture historique et sociologique, relever du geste idéologique. Mais en même temps, s’il est clair que la mairie sert les intérêts de la bourgeoisie et des classes moyennes depuis au moins la libération, on peut douter de la maîtrise des cadres théoriques des différentes équipes municipales. C’est bien plutôt, je crois, à considérer la fluidité dans la transmission des chantiers lors des passages de pouvoirs, qu’une certaine idéologie urbanistique traverse les différents camps politiques.

Si le fonctionnalisme fut l’idéologie dominante dans l’urbanisme d’après-guerre, il ne tarda pas à être remplacé par la Nouvelle Politique Urbaine (NPU) produite par la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) sous Giscard à partir du milieu des années 70[8]. La NPU vise l’arrêt de la construction des grands ensembles qui génèreraient des pathologies sociales (économies informelles, communautarisme, défiance vis-à-vis des policiers et des politiques publiques, etc.). Ces pathologies sont en réalité les conséquences non du bâti mais de la relégation sociale et de la provocation régulière des forces de l’ordre. Il faut dire que Caen commence à avoir une sacrée réputation. La concentration ouvrière liée à la seconde vague d’industrialisation a entrainé de nombreux mouvements. Les investisseurs y avaient pris place pour bénéficier d’une main d’œuvre moins cher qu’à Paris. Mais à trop tirer la queue, le chat griffe. La première grève à la SMN surgit peu de temps après la relance des fourneaux en 1952. D’autres grèves prendront ci-et-là. Caen devient, avec son industrialisation tardive un foyer de contestation important où s’expérimentent des luttes sur des pratiques offensives. Que l’on songe, à la nuit du 26 au 27 janvier 1968 où la ville brûle sous les feux des ouvriers et ouvrières de la SAVIEM :

Dix mille manifestants contre trois mille policiers et C.R.S. : la bataille dure jusqu’à deux heures du matin. D’un côté boulons, pierres, grilles, planches, bouteilles, cocktails Molotov ; de l’autre matraques, crosses, grenades lacrymogènes, grenades offensives. Voitures incendiées, vitrines brisées. Plus de cent blessés, quatre-vingt-dix arrestations. C’est la nuit du 26 au 27 janvier. C’est la grève à Caen[9].

C’est ainsi que Caen entre dans l’année 1968. Les liens entre étudiants et ouvriers s’essaient, se tissent parfois, échouent souvent. La ville alors n’est pas un lieu de vie pour ces ouvriers. On y descend pour la grève et les flics font obstacle : le droit à la ville est matériellement refusé par les forces de l’ordre. Alors, avant de descendre, on anticipe, on s’équipe :

« Il existe géographiquement deux grands types de manifestations à Caen. Les plus fréquentes tournent en rond dans le centre la ville à partir de la place Saint-Pierre, effleurant au passage les symboles du pouvoir, le Palais de Justice, l’Hôtel de Ville, la Préfecture, la Chambre de Commerce. Elles constituent une sorte de rituel destiné à affirmer certaines positions et se terminent généralement sans effet. Les plus rares, et probablement les plus significatives, prennent leurs sources dans les banlieues industrielles et se dirigent vers la ville, comme une sorte d’assaut (1936, 1952, février 1968), à moins qu’elles ne se retranchent dans la ville dont les accès sont alors interdits comme dans un bastion (juin 1968, 1978). Elles semblent mettre en cause l’ordre même de la ville. Des lieux prennent alors des allures stratégiques, des points de passages entre la banlieue ouvrière et le centre […]. Les premières manifestations simulent une contestation du pouvoir urbain sans l’affecter vraiment. Elles sont souvent le fait d’étudiants ou de fonctionnaires. Les deuxièmes manifestations, longues marches vers la ville ou déprédations de petits groupes, mettent en cause l’ordre de la cité. Les premières agacent, les deuxièmes inquiètent »[10].

Le monde craquelle. La Nouvelle Politique Urbaine, au-delà des aménagements urbains proprement dits, vise également à enrayer cette contestation dans les foyers industriels. Le zonage – l’attribution de certaines fonctions à certains espace – auparavant pensé par les politiques de la ville à l’échelle urbaine s’engage à l’échelle départementale, régionale et nationale. Il s’agit de spécialiser les bassins économiques locaux (sidérurgie en Lorraine, Armement à Saint-Etienne, textile en Picardie, etc.). L’industrie caennaise, pourtant récente, va alors prendre du plomb dans l’aile. La SAVIEM meurt en 1978, suivront RUFA puis la SMN en 1993. Progressivement, le bassin industriel se vide. Du côté de la Presqu’île, la Navale qui avait développé son activité dans les années 50 la voit décliner dans le milieu des années 1970 également, avant d’être rachetée puis démantelée par Bolloré au début des années 1990.

Le long de la Presqu’île de Caen, de la pointe caennaise à Ranville, en passant par Mondeville, Colombelles et Hérouville-Saint-Clair, l’activité s’arrête progressivement à partir de la deuxième moitié de la décennie 1970. Le bâti de la Presqu’ile s’effrite, le désert s’accroit.

La Presqu’île socialiste

Cet espace qui se vide conserve néanmoins quelques activités industrielles et foyers de contestation comme les dépôts de carburants, à l’entrée de Mondeville, ou encore au site de Renault Véhicules Industrie à Blainville. Le marché de gros, et son petit café en ses murs, fut longtemps un espace où se côtoyaient ouvriers et routiers. La minoterie, non loin du café « Le Bon Coin », était également, avec la criée, un espace de reproduction de la culture ouvrière sur la Presqu’île. Mais l’état de délabrement du bâti, l’éloignement des centres de pouvoir, allait bientôt faire de la Presqu’île un espace appropriable par les populations précaires. De squats de « punks à chiens » aux squats « politiques »[11], d’implantation de prostituées à l’établissement d’ateliers d’artistes indépendants, le passé ouvrier côtoie les marges.

Si on se doute facilement que les politiciens et les urbanistes passent sous silence l’existence d’une population occupant la Presqu’Ile aujourd’hui, il est amusant de noter que la pseudo-critique urbaine, portée principalement par l’association Démosthène – association d’universitaires inscrite dans le citoyennisme et la participation, soutenue par la région, la municipalité et différentes institutions publiques – ferme les yeux sur cette appropriation de l’espace par ces catégories de populations précaires partageant l’idée d’un territoire à reconquérir, mais dans et par un processus démocratique participatif comptant l’ensemble des caennais. Pourtant, quiconque fréquente la Presqu’île témoignera d’une présence quotidienne de prostituées, de migrants, mais également d’espaces artistiques ou militants qui demeurent invisibles aux yeux des concepteurs de l’espace[12]. Ce phénomène témoigne d’une idéologie aujourd’hui hégémonique que l’enterrement de la gauche par le parti socialiste a inauguré dans les années 1980 et qui a institué un ordre moral particulier qui facilite la production de l’espace capitaliste contemporain.

En effet, à la différence de la reconstruction par planification, autoritaire et centrale, qui a pu générer des conflits, « l’esprit socialiste » passe par des stratégies plus sinueuses. Censé incarné la gauche il lui serait intolérable d’assumer des phénomènes d’expulsion des classes populaires par spéculation ou évictions. Le socialisme s’est alors doté d’un outil permettant à la fois l’exclusion des franges les plus prolétarisées et la garantie d’une adhésion par les classes moyennes : la culture. Pour ce faire, l’État met en place des institutions décentralisées, les directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Peu de temps après, le gouvernement socialiste instaure la « commande publique » dont l’objectif et l’investissement des espaces public par l’art. L’abandon de la socialisation des moyens de production et la poursuite de la désindustrialisation constitue alors un terrain permettant à l’État d’agir dans ces espaces en désertification par le développement des arts. Qui pourrait critiquer cela ? Quiconque critique la culture, les arts, se voit renvoyer à Goebbels. Pourtant, cette stratégie socialiste a un impact direct sur l’appropriation de l’espace. L’introduction des arts dans les espaces ouvriers mourant vise à désymboliser l’espace public prolétarien afin d’y introduire des repères symboliques qui correspondent aux représentations sociales des populations plus habituées aux musées qu’aux fourneaux. S’affrontent ainsi deux représentations du beau : celle de la culture légitime, celle du monde ouvrier.

Si à Caen la mairie n’est pas socialiste, elle se saisit de l’aubaine. Déjà dans les années 1990 un art public s’expérimente sur la Presqu’île[13]. C’est en 2007 que la maire de droite Brigitte Lebrethon inaugure une nouvelle salle de musiques actuelles, le Cargö, sur la pointe de la Presqu’île. Rapidement, sous le mandat du socialiste Philippe Duron, l’École Supérieur des Arts et du Multimédia s’élève à ses côtés. La Presqu’île se trouve alors fréquentée par les artistes et les étudiants. Il ne faudra pas longtemps à cette population pour participer au processus puisqu’en 2011, favorisant l’expulsion d’un squat de marginaux, s’installe « un lieu culturel éphémère » : la Fermeture Éclair.

La nouvelle population de la Presqu’ile, composée de représentants de la classe créative, va se reconnaître en tant que classe en s’organisant sous la forme d’un « réseau » intitulé « Pionniers » et regroupant l’ensemble des expulseurs de la Presqu’Ile[14]. Si pour la plupart ils revendiquent une dimension militante à leur travail, ils participent néanmoins à la resymbolisation de cet espace au nom d’une culture qui bénéficie en réalité à la population du centre-ville. Leur succès et l’affluence devient un moyen de justifier l’expulsion de certaines populations ou, tout du moins, de celles qui n’ont pas encore reculée. L’insécurité et l’hostilité ressentie est alors reprochée aux nouvelles classes dangereuses qui furent pourtant les pionnières bien avant eux.

Le déploiement dans les années 2000 de la Métropole a surfé sur cette idéologie culturelle. L’esprit socialiste, à son habitude, jouera également sur un citoyennisme plat qui consolera les quelques associations collaboratrices de ces projets par la mise en place de réunions de concertations lors desquelles les règles du dialogue, les codes, reflètent une culture : celle de la démocratie bourgeoise. On ne s’étonnera pas alors de voir les populations dans l’illégalité déserter ces processus qui, de toute façon, ne visent qu’à présenter des projets déjà gravés dans le marbre.

Les fantasmagories des urbanistes :

La ville s’organise autour des centres de pouvoir. Pas étonnant alors de voir pousser en 2016 et 2017 un nouveau tribunal et une médiathèque colossale sur la pointe de la Presqu’Ile. Aujourd’hui, le projet s’étend le long des quais et du cours Caffarelli. Le discours des urbanistes s’aligne alors sur un discours de classe et les présentations de projet laisse un arrière-goût amer à celles et ceux qui vivent aujourd’hui sur la Presqu’île. Dans le monde des urbanistes, rien n’existe. Ou du moins, rien d’humain n’existe. Présentant la Presqu’île comme un « territoire à reconquérir », les urbanistes usent du langage de la guerre appliqué à la végétation et au bâti comme pour dissimuler une guerre faite aux populations.

Dans le monde des urbanistes, cette zone est en effet à la fois vide et en même temps à reconquérir : il convient pour eux de faire avec le bâti industriel, avec la végétation qui a poussé entre les failles du bêton, avec les terrains pollués, et magnifier ces formes urbaines. À l’aide d’images de synthèse, ils nous donnent à voir la réalité enchantée d’un espace de mixité sociale, de bâtiments harmonieux qui se fondent avec les quelques structures conservées, des places, où rues larges, où automobilistes et piétons se confondent, où enfants blancs et racisés jouent ensemble, dans un paysage mêlant à la poésie du béton industriel la verdure d’un éco-quartier. Sur le plan du transport, des voies mixtes s’ouvrent et, sur l’eau, circulent des « waterbus » pour relier le centre à la Presqu’île, jusqu’à la mer. Ce qui est agréable dans le monde des urbanistes, c’est que le crachin normand disparaît, celui qui, malgré la pierre blanche du centre historique, donne à la ville une ambiance nostalgique et automnal. Sur la Presqu’île, ce sera le printemps à longueur d’années. Les conflits n’existeront pas. Ni entre populations, ni entre habitants et État. Les urbanistes, dans leur monde, prennent source d’inspiration sur quelques autres métropoles : Caen peut ainsi, tour à tour, s’inspirer d’Amsterdam, de Tokyo ou de New York, avant de retrouver des échelles plus réduites en puisant à Brighton ou à Nantes. Ainsi, l’urbaniste décontextualise une pratique de l’espace en niant les spécificités juridiques de l’État français. Lors de la journée de consultation, on apprenait par exemple que les rues seraient pavées de dalles, permettant le long des immeubles, à l’envie, d’enlever ces dalles pour y faire fleurir la végétation de son choix. On peut difficilement imaginer cette pratique tolérée quand le dépôt des ordures au pas de son immeuble une heure avant l’heure légale à Caen peut conduire à des amendes. C’est que le travail de l’urbaniste vise justement à proposer un projet qui ne corresponde pas tant à une réalité qu’à un imaginaire favorisant l’acceptabilité du plan.

Les réalités matérielles sont ainsi niées. Et lorsque la question des activités existantes est posée, à deux reprises, par moi-même puis par un ouvrier lors de cette réunion publique du 7 novembre 2017, on répond sur le bâti d’une part – seront conservés les bâtiments qui présentent des caractéristiques morphologiques adaptées – et économiques de l’autre – seront conservées les entreprises qui sont compatibles avec le projet et dont la santé financière est jugée recevable. L’urbaniste rassure alors à gauche : des friches, le temps des travaux, seront laissées de manière éphémère à des associations qui devront répondre à des appels à projets. Gageons que la mairie sélectionnera, dans ces projets, les associations d’aides aux prostituées, les associations militantes, les artistes sans-le-sou, et les migrants – en leur laissant l’autonomie la plus totale quant à l’organisation de leurs activités.

Quant à l’ouvrier, qui posait la question des voies de circulation mixtes, qu’il trouvait dans l’idée agréables, on répondit à son inquiétude sur le stationnement à proximité des lieux de travail qu’on « trouverait une solution ». Cette solution, finalement, c’est le maire qui l’apporta en expliquant qu’il sera plus avantageux pour une grande partie des entreprises de se déplacer et de revendre leur terrain en tirant une plus-value du fait de la revalorisation du quartier.

Enfin, il fut intéressant de noter la difficulté pour les urbanistes et l’équipe municipale de répondre à une question primordiale : si cet espace a vocation à accueillir les nouveaux habitants de la Métropole, qui sont ces habitants attendus ? Il fallut insister, dans une assemblée plutôt favorable au projet, pour apprendre qu’il s’agissait d’une population issue des communes de Mathieu et Biéville-Beuville qui était visée. Pour le horsain, il faut savoir que ces deux communes et celles environnantes sont caractérisées sociologiquement « par une surreprésentation moyenne et croissante des 50-64 ans (depuis 1982), et des professions intermédiaires », par une « très fortes surreprésentations en augmentation constante des populations ayant un diplôme de niveau supérieur au Bac, des cadres supérieurs, des chefs d’entreprise et des salariés du secteur public » et par une « surreprésentation moyenne et croissante de la gauche non communiste et de la droite non gaulliste (surtout depuis 1988) »[15]. La population visée pour la Presqu’île est celle du « Neuilly Caennais » ou de la « petite suisse à côté de Caen ». Ces communes, entre Caen et la mer, offrent un cadre de vie particulier entre pavillons et maisons d’architectes. Le choix de la bourgeoise locale de s’y implanter, au-delà d’un entre-soi de classe, est également motivé par ce qu’on pourrait qualifier d’un en-dehors-proche où s’articulent les avantages de la vie urbaine et péri-urbaine en minimisant leurs inconvénients. Il est fort à parier que le projet du maire de droite de voir s’implanter une population qui vote plutôt pour son camp politique échoue en leur proposant un espace qui, s’il sera rénové, offrira un cadre de vie largement différent.

Le plateau de la SMN ou la version beta de la Presqu’île

Parmi les termes usités par les urbanistes, celui de patrimoine est devenu central. Terme à visée pacificatrice, il ne désigne pas tant la célébration d’une mémoire que l’écriture d’un récit historique depuis une plume particulière. Sur la Presqu’île, ce n’est pas la mémoire industrielle qui est célébré, mais une esthétique renvoyant à une période de développement du capitalisme caractérisée par la production fonctionnaliste de l’espace. À ce titre d’ailleurs, cet espace, comme celui du plateau de la SMN, se voit requalifié comme des espaces d’innovation, c’est-à-dire que les secteurs émergents du capitalisme néolibéral y supplante l’industrie. La prétendue « troisième révolution industrielle » vient ainsi permettre une redéfinition économique de ces espaces sous couvert d’une prétendue continuité : l’industrie a changé, pas ses espaces. Pourtant, les acteurs de ces secteurs n’ont rien à voir avec les précédents ce qui ne facilite pas la « transition ». C’est là qu’intervient la patrimonialisation pour redéfinir, sous couvert de remerciements aux populations industrielles, les caractéristiques sociographiques des nouveaux occupants.

L’exemple le plus parlant est sans doute celui du plateau de la SMN où des locaux, d’abord appropriés par les graffeurs, furent investis en plusieurs temps. Développement tout d’abord d’organisations spécialisées dans le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication puis, peu de temps après, vint un nouveau secteur rentable du capitalisme : l’associatif. En effet, le plateau de la SMN voit s’installer en 2007 le campus EffiScience (devenu NXP) spécialisé dans la Recherche&Développement où se sont déployés les travaux pour la création de la puce NFC. En 2012, le projet se précisant, un « projet artistique et culturel participatif », intitulé « Voyez Vous », débute sur le plateau et sera inauguré dans les locaux du Campus EffiScience. Ce projet a vocation à « s’adresser aux habitants de ce territoire en pleine transformation » et de « faire se rencontrer et d’associer des jeunes artistes, des habitants, des acteurs de terrain, autour d’expressions artistiques diversifiées – photographies, sculptures, compositions sonores et  musicales,  promenades  numériques… – pour  échanger ensemble visions et points de vue sur ce territoire particulier »[16]. Le rôle de l’artiste est on le sait celui de pionnier dans la gentrification. Comme le montrait David Ley[17], l’artiste s’il ne s’implante par l’appropriation d’un capital foncier joue un rôle dans la production de l’espace par l’importation de capitaux culturels et symboliques et en redéfinissant d’une part les imaginaires liés à l’espace en traitant les paysages sous l’angle du beau avec une distance relative au vécu des habitants originels. Pour Ley encore, partageant parfois la condition économique du prolétariat, l’artiste sert de passerelle en important des codes des classes moyennes et favorise l’implantation des classes supérieures.

Dans le cadre de cette exposition, un artiste issu d’une famille du plateau racontait sa gêne : à la fois il était ému d’être dans les murs de la SMN, quelque peu gêné « d’accueillir » sa famille « chez eux », relativement agacé par l’esthétisation que faisaient ses collègues de la mémoire ouvrière. C’est que ces dispositifs de reconversion culturelle permettent d’établir une confusion entre une expérience imaginaire et le récit historique ou, pour le dire autrement, permette « d’incarner le passé, oublier la société »[18].

Il fallut donc, partant de là, quelques années pour que le plateau se transforme en espace dédié au secteur de la Recherche & du Développement (R&D) et au concentrationnaire associatif. Le dernier étage de la fusée, qui insère pleinement le plateau dans le continuum de la Presqu’Île, c’est la grande halle de la SMN en reconversion sous l’égide d’une association, le WIP ou Work In Progress. Cette association est fondée par Normandie Aménagement et les agences d’architectes Construire (qui a sévi sur l’Île-de-Nantes et dans les anciens locaux de LU) et Encore Heureux (qui participe à la création d’un Hôtel à Projet dans les locaux de l’hôtel Pasteur à Rennes). Normandie aménagement, propriétaire des lieux, est une Société anonyme d’économie mixte à conseil d’administration présidé par la Métropole Caen La Mer. On trouve également, à la rubrique « administrateurs », parmi les principaux, la Caisse d’Épargne Normandie, la Caisse des Dépôts et Consignations, la Chambre de Commerce et d’Industrie et la région. Cette société mixte au capital social de plus de 10 Millions d’euros a déclaré en 2016 un Chiffre d’Affaire de près de 19 Millions d’euros[19]. Propriétaire de ce symbole de l’histoire ouvrière, le WIP a pour vocation de reconvertir la grande halle autour de principes fondateurs que sont « l’économie circulaire, la culture, l’aménagement du territoire et leur synergie pour faire émerger des projets au plus près des besoins du territoire ». Fonctionnant sur le bénévolat, « le Wip est investi sur des projets d’urbanisme transitoire, liés à l’économie circulaire (réemploi de matériaux) et d’inclusion sociale »[20].

Cette association, fondée par une société au capital gigantesque, pousse la participation jusqu’à demander, au nom de l’économie circulaire, des dons de matériel[21]. Usant de la novlangue citoyenniste[22], elle appelle toutes les forces disponibles et disposées à venir travailler bénévolement, dans un esprit de co-construction,  à cet espace pour tous – où l’on se doute que les sidérurgistes trouveront chaussures à leur pied. C’est ainsi, par les arts et la culture que « le patrimoine construit s’éloigne de la mémoire collective et du vécu des habitants qui se trouvent plus ou moins dépossédés de l’usage de leurs lieux sous l’effet de processus de muséification et de mercantilisation culturelle »[23].

Penser depuis la Métropole

Si l’usage du langage guerrier pour qualifier le « territoire à reconquérir » peut être pensé comme une formule publicitaire, l’exposé précédent a montré en quoi, je l’espère, une politique fut menée au nom du capital et de l’Etat contre des populations antagoniques à leurs intérêts. Pour autant, l’analyse marxiste rencontre un point limite je crois. S’il est facile de pointer diachroniquement ces phénomènes, il devient plus difficile, avec les outils marxistes, de penser une réponse adaptée à la situation présente. Comment peut-on alors envisager une stratégie de lutte contre cet urbanisme sans participer nous-mêmes à la gentrification. On se trouve bien embêté. D’un côté, on pourrait jouer la séparation du geste politique des conditions sociales de ceux qui l’affirment. En ce cas, il y aurait alors les mauvais gentrifieurs, ceux qui ne revendiquent pas, et les bons, ceux qui revendiquent. A franchement parler, bien que nous partagions des traits des seconds, ces gens-là, ceux pour qui tout est ou doit être une énonciation de la rupture, nous ennuient. Pour plusieurs raisons : d’une part car ils participent, qu’ils le veuillent ou non, à une recodification de ce qui est censé être politique en l’évaluant sur la base de la revendication (idées), plutôt que de la mise en œuvre d’outils d’autonomisation (matériel) et d’expériences en -liaison de l’économie ou des pouvoirs institués (formes-de-vie). De l’autre côté, on pourrait jouer la carte de la fuite en avant : reconnaître que nos caractéristiques sociographiques font de notre présence sur cet espace une oppression aux populations déjà-là et se refuser à y intervenir au prétexte d’un refus de reproduire ce que nous dénonçons. Là encore, l’ennui nous frappe. Pour la raison qu’il y a d’une part réduction de notre singularité à des critères sociologiques et donc à des déterminations qui appartiennent non à ce que l’on oppose, mais à ce contre quoi nous nous opposons : la Métropole.

La Métropole comme « forme sociale globale et historiquement déterminée du capital au stade de sa domination réelle totale, molécule de la formation sociale impérialiste qui lui est isomorphe et en expansion-transformation continue et accélérée », est à considérer non comme l’espace spécifique d’un mode de production mais comme l’espace d’une « formation sociale sui generis »[24]. Que certains osent espérer un en-dehors de la Métropole et si tôt ils se trouvent ramenés à elle, car ils pensent leur expérience toujours depuis la centralité. Il y a donc un intérêt stratégique fondamental à penser les expériences localisées différemment. Certaines de ces expériences sur la Presqu’île, crevant la métropole, elles se sont implantées non pas dans des « banlieues », ni dans des « friches », et encore moins dans des « territoires à l’abandon ». Sans non plus s’implanter « hors » de la métropole, elles ont émergé à son seuil, ou plutôt ont révélé son seuil, ses limites non pas géographiques mais qualitatives : « Le hors n’est autre que l’espace situé au-delà d’un espace déterminé, mais il est le passage, l’extériorité qui lui donne accès – en un mot : son visage, son eidos » (agamben, la com qui vient). L’espace de la Presqu’île est « à reconquérir » pour la Métropole car il est sa négation et son affirmation. Ce qui lui échappe est alors objet de reconquête, car il peut advenir dans cette zone d’inconfort des espaces qui hébergent des « machines de guerre », des expériences qui se présentent non forcément contre l’État, ni comme des institutions para-publique censées prolonger l’État, mais comme des extériorités même à l’État, comme du non-État :

 « C’est que l’extériorité de la machine de guerre par rapport à l’appareil d’Etat se révèle partout, mais reste difficile à penser. Il ne suffit pas d’affirmer que la machine est extérieure à l’appareil, il faut arriver à penser la machine de guerre comme étant elle-même une pure forme d’extériorité, tandis que l’appareil d’Etat constitue la forme d’intériorité que nous prenons habituellement pour modèle, ou d’après laquelle nous avons l ‘habitude de penser »[25].

Partir des expériences non depuis leur discours mais de ce qu’elles énoncent expérientiellement, non des caractéristiques objectives des individus mais de leur singularité, non de leurs plans mais de leur extériorité au plan, permettrait de penser communément des interventions différentes. Si l’on pense de cette manière, il y a effectivement des inconciliabilités politiques entre ces expériences qu’il ne faut pas nier. Mais plutôt que de les admettre comme des oppositions et d’ériger en ennemi ou en adversaire ce qui n’est pas nous, peut-être pourrions-nous admettre leur cohabitation qui doit demeurer incertaine.  Ceci aurait l’intérêt de sortir d’une logique analogue à la logique étatique qui vise la réduction de l’autre au même, qui vise, quelque part, à nous faire « appareils de capture » en ce que nous chercherions à reproduire notre force en organisant les pratiques. Homologie structurale de l’État, notre lutte contre celui-ci serait veine. Notre intervention doit donc reconnaître qu’elle en est une parmi d’autres et que, depuis nos espaces, s’énonce du non-État comme il s’en énonce ailleurs. Car si la Métropole sépare et brise la communauté, c’est justement parce qu’elle homogénéise :

« plus les hommes sont isolés, plus ils se ressemblent, plus ils se ressemblent, plus ils se détestent, plus ils se détestent plus ils s’isolent.  Et là où les hommes ne peuvent plus se reconnaître les uns les autres comme participant à l’édification d’un monde commun, c’est une réaction en chaîne, une fission collective que tout vient encore catalyser »[26].

Reste alors à interroger, si l’on pense en ces termes, ce que nous pouvons faire dans la guerre qui nous est faite par l’urbanisme. Et peut-être, pour l’unité, nous faut-il des ennemis communs : mais l’ennemi est solide.

Conclusion

La présence d’espaces de création ou de luttes sur la Presqu’île ne menace pas les projets en cours, qu’on ne s’y trompe pas, car ils ne peuvent s’opposer matériellement au projet. Les normes de sécurité et leurs fluctuations en fonction des territoires, la façon dont il appartient à la Préfecture de les faire appliquer, serviront toujours à évacuer policièrement nos espaces. Si ce que nous y déployons n’est pas menaçant matériellement, cela constitue en soi une menace – en tant que nous proposons un tissu expérientiel imperméable au capturat. Lorsque le Bocal, lieu non politique accueillant des concerts et ateliers fut sommé de fermer, on proposa à son instigateur d’intégrer le Wip. Celui-ci, bien que nous ayons des divergences artistiques et politiques, a décliné au prétexte qu’il lui importait peu d’intégrer le supermarché de l’associatif. Il préférait penser les suites sur un autre territoire que celui qu’on lui aurait assigné. Ce geste est un geste fort à notre avis car il prend quelque part la mesure de la Métropole à sa manière.

La Métropole dans sa forme administrative s’organise depuis une ville centrale à laquelle s’agglomèrent d’autres communes. Si nous avons l’habitude de lutter au cœur de la Métropole, où sont les cibles que constituent les lieux du pouvoir, nous avons intérêt à reconsidérer la chose. Car c’est aussi depuis cette centralité que la Préfecture agit. Si la période industrielle à Caen a pu être marquée par une lutte spatialisée entre les ouvriers du plateau de Colombelles assiégeant la centralité, les transformations sociales liées à la métropolisation nous conduit à penser depuis cette conflictualité afin de l’adapter. La perte de sens que l’on observe dans les manifestations syndicales pacifiées, ces défilés dans le centre, autrefois caractéristiques des contestations de fonctionnaires, aujourd’hui portés par les organisations syndicales de tous secteurs, n’en peut plus d’échouer. Faire grève, pourrait dans l’époque s’envisager non seulement comme un arrêt de la production mais comme la capacité à bloquer la Métropole – ou tout du moins à la perturber sérieusement. L’élaboration d’un travail de cartographie des flux à bloquer, de ralentissement des projets urbains, l’occupation d’espaces de convergence apparaîtraient alors comme des formes d’interventions cohérentes en ce qu’elles toucheraient tout à la fois la production, la consommation, l’habiter, les institutions. Ceci appellerait alors à décentrer le regard pour ne pas arriver où l’on nous attend, sur les terrains balisés par la Police, de décider nous-mêmes de la spatialisation du conflit.  En effet, la Métropole participe, du point de vue des politiques urbaines, d’un processus de décentralisation-centralisation qui produit des antagonismes politiques certains. Si nous n’avons que faire des querelles de communes qui appartiennent aux politiciens, considérons néanmoins une chose : les préfectures connaissent nos champs d’intervention et nous peinons à surprendre les dispositifs policiers. La Métropole tout en augmentant son emprise multiplie les cibles. Cibles rendues légitimes par la multiplicité des luttes et de leur localisation. Et dans les communes secondaires de la Métropole, le terrain est moins balisé. Sans que les temps forts s’y déroulent, quelque chose d’un rapport de force relocalisé peut se jouer.

C’est ainsi, par exemple, que l’assemblée générale de lutte contre toutes les expulsions a surpris à Ouistreham, a ouvert à Mondeville. La Presqu’île est un espace métropolitain divisé administrativement entre Caen, Mondeville, Colombelles, et Hérouville-Saint-Clair. Au-delà des institutions qui peuvent être appréhendées comme des lieux d’intervention, la Presqu’île présente un intérêt stratégique non-négligeable en ce qu’y sont installées des infrastructures économiques importantes et des points de circulation des flux de marchandises centraux. Si ces objets sont ciblés dans le cadre des mouvements sociaux, on oublie de les penser localement comme autant d’espace à prendre, mais surtout de complicité à y nouer. On nous répondra par l’impossible, le manque de monde, etc. Mais la Métropole a ses travailleurs qui la souffrent en silence. Peut-être est-il temps, à nouveau, d’agir en muets. De retrouver la sensibilité de ce qui s’expérimente dans la conspiration, la force de ce qui se travaille dans la clandestinité.


[1] Patrick David, Serge David, Chantal Le Baron et Yves Marchaland, Un port dans la plaine, Amfreville, Editions du bout du monde, 2011.

[2] Michel Machurey, La zone portuaire de Caen. Son avenir, Thèse de doctorat en Sciences Economiques, Université de Caen, Caen, France, 1971.

[3] Armand Frémont et Liliane Flabbée, Ouvriers et ouvrières à Caen, Caen, Université de Caen, 1981.

[4] Jean-Jacques Bertaux (dir.), Renaissance d’une ville: la reconstruction de Caen, 1944-1963, Paris, Ed. Delpha, 1994.

[5] Éric Blanchot et Jean-Michel Branquart, La  ville partagée, Paris, French Connection films, 2005.

[6] Pierre Bergel, « La reconstruction à Caen : un héritage mal maîtrisé », Cahiers de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines, janvier 2002, L’agglomération de Caen. Parcours géographiques, spécial, pp. 9‑32.

[7] Adrian Passmore, « Rethinking « Reconstruction ». The redivision of social space and the architecture of an epoch », in Caen. Parcours dans l’agglomération, Caen, Paradigme, 1994, pp. 121‑128.

[8] Jean-Pierre Garnier et Denis Goldschmidt, La comedie urbaine: ou la cite sans classes, Paris, François Maspero, 1978.

[9] Anonyme, « Les grèves à Caen », Pouvoir Ouvrier, février 1968, no 88, pp. 6‑11.

[10] Armand Frémont et Liliane Flabbée, Ouvriers et ouvrières à Caen, op. cit., p. 50.

[11] En Janvier 2005 ouvre le SCAC (Squat Contre l’Aliénation Capitaliste), et en avril 2005 la (première) Mauvaise Herbe. Suite à l’expulsion de la première Mauvaise Herbe, une seconde repoussera en décembre 2005. Après cela, ce sera l’abandon du terrain de la Presqu’île par les groupes libertaires qui ouvrirons d’autres squats à la frontière des quartiers de la Guérinière et de la Grace-De-Dieu, puis dans le quartier du jardin des plantes. La présence de squats à vocation politique sur la Presqu’Île resurgira le 8 mars 2016 avec l’ouverture d’une maison rue Gaston Lamy, au cœur de la Presqu’île, par l’Assemblée Générale de Lutte Contre Toutes les Expulsions, collectif de soutien aux exilés, qui continue d’ouvrir des squats à Caen.

[12] Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.

[13] Karine Auzoux, L’art public et les berges du canal de Caen à la mer, Mémoire de D.E.S.S. d’administration locale, option aménagement du territoire et des collectivités locales, Université de droit, Caen, France, 1993.

[14]  Le réseau PIONNIERS, regroupe les structures culturelles de la Presqu’île de Caen. En sont membres les directeurs du Dôme, de la Fermeture Éclair, des Ateliers intermédiaires, du Théâtre du Signe, de l’ESAM Caen-Cherbourg, de la Coop 5 pour 100, de la Maison du Vélo, du Cargö, de la Bibliothèque Alexis de Tocqueville et du Pavillon.

[15] Jean Rivière, Le pavillon et l’isoloir. Géographie sociale et électorale des espaces périurbains français (1968-2008). À travers les cas de trois aires urbaines moyennes (Caen, Metz et Perpignan)., Thèse de doctorat en géographie, Université de Caen, Caen, France, 2009, p. 265.

[16] Voir le programme : https://virginieviel.files.wordpress.com/2012/11/vvdossierdepresse.pdf

[17] David Ley, The new middle class and the remaking of the central city, New York, Oxford University Press, 1996.

[18] Daniel Fabre, « Introduction. Habiter les monuments », in Anna Iuso (dir.), Les monuments sont habités, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », 2015, pp. 17‑52.

[19] Voir : https://www.societe.com/societe/normandie-amenagement-409377496.html

[20] Voir : https://le-wip.com

[21] « Nous manquons d’ailleurs de rouleaux d’isolation, de plaques de bois, de fenêtres, de portes extérieures et intérieures… » Voir : « Colombelles. La grande halle de la SMN promise à une nouvelle vie ». https://www.ouest-france.fr/normandie/caen-14000/colombelles-la-grande-halle-de-la-smn-promise-une-nouvelle-vie-4233158

[22] Jean-Pierre Garnier, « Petit lexique techno-métro-politain », Article 11, 18/01/2011 p.

[23] Jean-Pierre Garnier et María A. Castrillo Romón, « Éditorial », Espaces et sociétés, 22 avril 2013, no 152‑153, pp. 7‑17.

[24] Extrait du châpitre 5 de Renato Curcio, Alberto Franceschini et Pio Baldelli, Gocce di sole nella città degli spettri, Roma, Corrispondenza internazionale, 1982. Chapitre traduit disponible ici : http://marxiste.fr/doc-inter/italie/italie17.html

[25] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 438.

[26] Tiqqun, Théorie du Bloom, Paris, La Fabrique, 2000, p. 56.

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